La sixième convention judiciaire d’intérêt public (« CJIP ») intervenue depuis la création de ce mode transactionnel par la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016[1] (« Loi Sapin II ») a été validée le 28 juin 2019 par le tribunal de grande instance de Paris. A titre de rappel, la CJIP – sur le modèle du « Deferred Prosecution Agreement » (« DPA ») américain ou britannique est un accord entre le Parquet national financier (« PNF ») et une personne morale qui permet à cette dernière d’échapper à toute condamnation pour responsabilité pénale en contrepartie du versement d’une amende. En France, la CJIP peut aussi donner lieu à l’imposition de la mise en place d’un programme de conformité, soit à titre de sanction exclusive, soit concomitamment à la condamnation à une amende.
L’affaire Carmignac[2] est surtout intéressante de par la nature des infractions reprochées à cette société de gestion de fonds. En effet, la CJIP était initialement réservée aux infractions de corruption, de trafic d’influence et de blanchiment de fraude fiscale. Toutefois, la loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018[3] en a étendu la procédure aux faits de fraude fiscale, tant pour le délit général de fraude fiscale[4] que pour les infractions assimilées[5] telles que les délits tenant à la comptabilité, les délits d’entremise pour le dépôt de valeur ou l’encaissement de coupons à l’étranger et le délit de fourniture de renseignement inexacts.
La CJIP signée par Carmignac Gestion (« CGSA ») et le PNF le 20 juin 2019 est la première en matière de fraude fiscale.
Montage fiscal contesté :
Le 10 février 2017, le PNF a reçu une plainte de l’administration fiscale à l’encontre du président directeur général et le directeur général de CGSA, en raison d’une minoration des déclarations d’impôt sur les sociétés au titre des exercices de 2010 et 2011.
L’administration fiscale reprochait principalement à CGSA un abus de droit pour avoir mis en place un montage dans le but de minorer considérablement cet impôt. CGSA avait en effet soi-disant chargé deux sociétés créées au Luxembourg de fournir au groupe des prestations de promotion des fonds Carmignac à l’international, ce qui lui permettait de bénéficier d’un régime fiscal très avantageux. D’abord, les deux sociétés luxembourgeoises ont conclu un « ruling », soit un agrément négocié avec les autorités luxembourgeoises les faisant bénéficier d’une réduction substantielle de leur b ase taxable au Luxembourg, pendant quatre ans (ainsi les taux d’imposition sur les bénéfices des sociétés en question ont été limités entre 2,63% et 5,64% pour les exercices 2010 et 2011). Les produits de l’activité de ces sociétés étaient ensuite « remontés » en France sous forme de dividendes versés à CGSA pour être exonérés d’impôt à hauteur de 95% en application du régime fiscal « mère-fille ».
Outre ce montage, l’administration fiscale a constaté que les deux sociétés luxembourgeoises n’avaient pas véritablement fourni les prestations facturées à la holding française, celles-ci étant donc partiellement fictives. L’administration a tiré cette conclusion d’un faisceau d’indices, notamment :
Les investigations ont montré que ce montage fiscal avait été entièrement mis en place par la direction de CGSA, des salariés et actionnaires auditionnées ayant même déclaré jusqu’à ignorer l’existence des sociétés luxembourgeoises.
CGSA a admis les faits et accepté de payer une amende d’intérêt public de 30 millions d’euros dont les modalités d’évaluation méritent d’être rappelées.
Détermination de l’amende :
S’agissant du calcul de l’amende, le PNF a, tout d’abord, rappelé qu’aux termes de l’article 41-1-2 du code de procédure pénale, le montant de l’amende d’intérêt public était plafonné à 30% du chiffre d’affaires moyen de la société concernée sur les trois dernières années. En l’espèce, le montant maximal de l’amende atteignait 223 millions d’euros.
Ensuite, le PNF a déterminé le montant de base de l’amende égal à l’avantage financier retiré du manquement constaté. Il a ainsi constaté que le montage fiscal avait permis à CGSA d’éluder 11 143 832 euros au titre de l’impôt sur les sociétés sur la période de 2010 à 2014. A ce montant, le PNF a ajouté 763 887 euros correspondant à la trésorerie indue.
Le PNF a ensuite pris en considération les facteurs majorants, tels que la gravité des faits reprochés à CGSA caractérisés par un montage fiscal complexe mettant en œuvre plusieurs structures, la durée du manquement et le retard pris par CGSA à mettre fin aux agissements délictueux, puisque ce n’est qu’après confirmation des rectifications notifiées par l’administration fiscale que la société a mis fin au montage incriminé. Ces circonstances ont amené le PNF à appliquer une pénalité complémentaire de 18 092 281 euros. Ceci a permis de fixer l’amende d’intérêt public à la somme totale de 30 millions d’euros.
Etant donné que certains dirigeants de CGSA ont reconnu avoir été à l’origine du montage, il sera intéressant de suivre les conséquences de cette CJIP sur ces dirigeants. En effet, contrairement aux personnes morales qui échappent à toute responsabilité pénale par la conclusion d’une CJIP, les personnes physiques restent personnellement responsables des faits sanctionnés. Reste à savoir si l’amende est pour « solde de tout compte » ou si les dirigeants fautifs vont devoir faire face à des poursuites pénales. Une des procédures envisageables est la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité[6] (« CRPC ») récemment étendue aux délits de fraude fiscale par la loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018[7]. Cette procédure a été déjà utilisée contre un ancien dirigeant de la banque HSBC[8] qui a été condamné à un an d’emprisonnement assorti d’un sursis et d’une amende délictuelle de 500 mille euros suite à la conclusion par ladite banque, le 30 octobre 2017, d’une CJIP en contrepartie d’une amende de 300 millions d’euros[9].
A l’instar d’autres pays, la France a, par la loi précitée du 23 octobre 2018, renforcé son arsenal de lutte contre la fraude fiscale, à la fois du point de vue procédural en créant la CRPC, mais également en portant le montant maximal de l’amende pour fraude fiscale et fraude fiscale aggravée à respectivement 500 000 euros et 3 000 000 euros ou, si supérieur, au double du produit tiré des faits litigieux[10]. Ainsi, si CGSA n’avait pas obtenu la possibilité de conclure une CJIP, le montant de l’amende encouru par cette dernière aurait pu être beaucoup plus important. En effet, compte tenu du principe figurant à l'article 131-38 du code pénal, le montant de l'amende pourrait atteindre le décuple du produit de l'infraction.
[1] Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.
[2] TGI Paris, ord., 28 juin 2019, P 17 044 000 327.
[3] Article 25 de la loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude.
[4] Article 1741 du code général des impôts.
[5] Article 1743 du code général des impôts.
[6] Articles 495-7 et ss du code de procédure pénale.
[7] Article 25 de la loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude.
[8] TGI de Paris, ord., 29 janvier 2019, PNF 11 024 092 018.
[9] TGI de Paris, ord., 14 novembre 2017, PNF 11 024 092 018.
[10] Article 1741 du code général des impôts.